Elsa Cassac ou les mystères de l’art
Ce portrait vous fait-il penser à quelque chose ? Nous sommes chez Vermeer, quelque part entre la Jeune Fille à la Perle, la Jeune Fille au Chapeau Rouge ou la Jeune Fille à la Flûte…
À quoi bon relever cette similitude fortuite des traits ? Elle a le mérite d’évoquer le Maître de Delft. Son intérêt pour la musique est constant mais l’essentiel n’est pas là.
Dans ses œuvres les plus fortes, au cœur d’une solitude propice, ses personnages sont dans la densité minutieuse et immobile de la contention : ils jouent d’un instrument, lisent ou écrivent une lettre, testent un bijou, contemplent une balance d’orfèvre, font de la dentelle… Comme si le grain de la matière, la transparence de la lumière oblique n’étaient que des signes sur la voie d’un autre réel, un autre monde plus grave et plus doux, plus incertain et plus stable, plus insaisissable et profond, essentiel.
Et Elsa ? Mais nous y sommes ! Son portrait nous dit des choses semblables aux portraits de Vermeer : méditation, concentration, richesse intérieure.
La maîtrise de l’instrument, la virtuosité, c’est la moindre des choses. Elles sont l’apanage des jeunes pianistes qui sortent du lot…et des conservatoires. Ils sont de bons exécutants. Rien de plus, qui n’est déjà pas si mal. Ils sont légion.
Les excellents pianistes y ajoutent le caractère, l’accès à une interprétation personnelle des œuvres. Ils sont déjà plus rares.
Enfin, il y a une élite. Elle a le pouvoir d’attirer l’auditeur « dans la forêt du rêve et de l’enchantement », de remuer en lui des harmoniques inconnues qui le révèlent à lui-même, le conduisent vers la pure contemplation, le bonheur. Ces artistes-là, sont les grands.
Et Elsa ? Mais je ne parle que d’elle.
J’ai eu la chance de suivre son cheminement dans ses années de formation et l’arrivée dans les salles de concert. Je l’ai vue se faire et se parfaire.
Elsa n’a rien perdu de sa détermination. Jamais. Elle était faite pour brûler les planches puisqu’elle a du tempérament et le feu intérieur. Qualités à double tranchant. Les fortes personnalités ruent dans les brancards et les brancards n’aiment pas ça.
J’ai vu Elsa, son prix à peine atteint se mesurer aux plus grands : une émanation du Mozarteum de Salzbourg ou ce taureau imprévisible et génial qui a nom Laurent Korcia. Tenir le choc, c’est bien. Fournir aux partenaires l’occasion de donner le meilleur d’eux-mêmes, c’est-à-dire porter le concert, c’est bien mieux !
Je l’ai entendue s’approprier ces compositeurs si difficiles parce que tellement joués : Chopin, Schumann, Debussy, Ravel… mais aussi révéler des œuvres plus secrètes…
Je l’ai vue enfin toucher aux rives de la plénitude.
Entre l’excellence et l’exception, une gaze indéfinissable est tissée d’un certain je-ne-sais-quoi qui crée un instant l’intuition de l’unique. Un je-ne-sais-quoi fait sans doute d’une caresse du son, d’une respiration et d’un rubato plus subtils, d’une implication plus violente et douloureuse de soi, d’un bouleversement intime plus porteur de sens… Et cela fait que l’œuvre n’est plus simplement un bel objet posé sur une commode mais une présence qui déborde et irradie.
Elsa est là. Comme cette Femme à l’Aiguière qui a l’air ailleurs, au-delà d’une fenêtre entrouverte, mais dont la présence apparaît soudain indispensable à notre propre vie. Indispensable, oui, comme l’air. Les grands artistes comme Elsa sont indispensables à la vie.